CHAPITRE IV

La station avait beau être immense, elle n’en était pas moins hideuse et fermée. Toyosuma en avait connu d’autres, qui n’appelaient ni à la répulsion, ni à la claustrophobie. Bien sûr, celle-là était vieille, très vieille – elle datait quasiment des premiers voyages interstellaires ! – et elle était tellement isolée que c’était miracle que le syndic des entreprises propriétaires continuât à l’entretenir. Mais cela n’allait plus durer très longtemps : les taux de rendement approchant dangereusement du seuil limite, quelqu’un finirait par la vendre au Conseil pour qu’il en fit une prison – les stations industrielles des systèmes inhabités en arrivaient toujours là.

En tout cas, son archaïsme était tel qu’elle ne possédait ni coupole, ni fenêtre sur l’espace, l’Étoile de Barnard ou l’une des planètes désertes qui l’accompagnaient. C’était un monde-île, clos et aveugle, qu’éclairaient de puissants halogènes trop souvent en panne. Cette pénombre presque constante était ce que Toyosuma supportait le moins, avec l’odeur de renfermé, la cuisine épouvantable, la gravité trop faible et la crasse générale – plus les défectuosités électroniques, le bruit des générateurs et l’argot local. Il était temps qu’on le sortît de ce calvaire !

Le gosse, lui, découvrait un univers étrange et cocasse. Rien ne le choquait, rien ne lui ôtait son enthousiasme, et l’expérience lui convenait à merveille. De surcroît, puisqu’il avait appris et compris la teneur de son talent, il dévorait littéralement l’enseignement de Toyosuma. Son seul but était de devenir l’égal d’Elynehil, le plus vite possible, pour supplanter Ylvain dans le cœur de son héroïne.

— Je ne voudrais pas te décevoir, Yolo, avait un jour dit Toyosuma, mais…

— Ely est inégalable, c’est ça ? Je crois que j’le sais.

— C’est bien.

— Mais j’sais aussi que j’peux faire mieux qu’Ylvain et que…

— Peut-être projetteras-tu mieux que lui, peut-être tes faisceaux seront-ils plus puissants, plus précis, plus efficaces, mais ce n’est pas ce qui importe. Personne ne peut rivaliser avec Ylvain dans son domaine, et son domaine n’est pas le kineïrat, c’est l’Art Total.

— D’ac. ! Alors je serais artiste.

L’obstination et la fixation du gamin étaient phénoménales. Toyosuma ne parvenait pas à les égratigner et il n’aimait pas ça, comme s’il redoutait qu’un jour, Yolo se dressât contre Ylvain pour séduire Ely. Toyosuma se méfiait des lubies enfantines, il savait trop bien qu’elles amenaient parfois l’adulte à d’étranges comportements. Ylvain en était la meilleure preuve. Il se pouvait aussi que Yolo se débarrassât rapidement de ses ambitions amoureuses ou qu’elles prissent une tournure plus sereine, mais il se sentait mauvais juge en la matière.

Quoi qu’il en fût, tous deux étaient depuis trop longtemps dans ce complexe minier, tributaires de la bonne volonté d’amis de Dju Yoon, et le kineïre voyait d’un très bon œil l’arrivée imminente de quelqu’un du groupe bohème – il ne savait qui, d’ailleurs. C’était tout ce que Dorea, leur protecteur sur la station, leur avait révélé avant de les accompagner à l’un des embarcadères.

— Le rade vient d’ponter, annonça-t-il, en lisant les voyants qui surplombaient l’énorme sas rouillé du quai sur lequel ils attendaient. Ah ! il docke qu’un blaireau.

Le haut-parleur lança un trille de sifflements geignards. Toyosuma savait qu’il s’agissait d’un code entre pilotes et dockers et qu’il cachait fréquemment de mystérieuses contrebandes. Dorea y répondit par une mélodie brève et dissonante.

— Le cargue est une gnace super-moulée avec une carafe de caïd, ça vous branche ?

— Ely ! triompha Yolo, qui maîtrisait remarquablement l’argot minier, à l’inverse de Toyosuma.

— Je ne pense pas, le détrompa ce dernier.

— T’façon, on va juter fissa, abrégea Dorea. J’croche la lourde.

La lourde crocha. Ce n’était pas Ely.

— Salut, Toyo, lança La Naïa.

— Sacrément ravi de te voir ! répliqua-t-il. Tu as déjà entendu parler de Yolo Pascuan ? Eh bien, c’est lui… Yolo, je te présente La Naïa.

— Elle était avec Ely sur la place, je la connais… Euh… Bonjour, Naïa.

La Naïa éclata de rire.

— LA Naïa ! Je tiens à l’article, c’est ma particule à moi… Je suis contente de te rencontrer, Yolo, tu nous as sorti une belle épine du pied, sur Lamar.

— C’était rien, écarta l’enfant. Où est Ely ?

Dorea le priva d’une réponse immédiate en intervenant dans son imbuvable jargon :

— Eh ! Mouftez-la un brin, siouplaît, faut djarter rapidos et tasser la causade. J’sus pas dans ma zone et j’veux pas d’embrouille avec les chtars !

— Sûr, gadjo, natchave sur ton rade, le sidéra La Naïa. Pas la peine de flipper !

Toyosuma jeta un œil ébahi à la jeune femme.

— Tu comprends ce qu’il raconte ?

— Je dois pouvoir m’en sortir avec tous les argots de l’Homéocratie, Toyo, ce n’est pas tellement une question de vocabulaire.

— Ah, ponctua-t-il, sans conviction.

— Je suis certaine que Yolo s’en tire mieux que toi. (À l’air débile que prit le kineïre, elle eut sa confirmation.) L’argot, c’est comme une suite d’images, d’idéogrammes si tu préfères ; si tu écoutes à la fois les consonances, le ton, le timbre et un peu les racines, tu peux comprendre n’importe quoi… à condition que ton système de références ne soit pas trop limité, ajouta-t-elle en observant le scepticisme de Toyosuma. T’entraves, locdu ?

Toyo préféra garder le silence jusqu’à ce qu’ils eussent rejoint l’appartement dans lequel Dorea les hébergeait. Il savait pertinemment à quel point tout système éducatif était limitatif, mais il n’appréciait pas particulièrement de passer pour une tare.

Dorea s’éclipsa rapidement sous prétexte d’autres occupations ; en fait, c’était un personnage discret et prudent, que les sifflements avaient averti : « Très gros gibier, pas d’entourloupe, pas de question, pas de prix. » Dorea n’avait donc rien vu, rien entendu et, mieux, il n’était même pas là. Il avait pourtant l’œil – l’habitude ! – et il avait remarqué l’ampleur des vêtements de la femme, particulièrement aux bras et aux cuisses… Quatre poignards, certainement, plus le laser, dans la gaine, sous l’aisselle droite. Alors, ça plus ses yeux d’assassin, le type qui avait pondu le message avait perdu son temps : Dorea ne s’amuserait jamais à faire le con avec une nana pareille.

À peine était-il parti que La Naïa fut assaillie de questions.

— Quand partons-nous ? demanda Toyo. Que faisons-nous ? Comment s’en sort le groupe ? Qu’avez-vous fait ces deux derniers mois ?

— Où est Ely ? interrogea Yolo.

La Naïa considéra d’abord sa question. C’était la deuxième fois qu’il la posait, et son insistance avait quelque chose de spécial, comme si rien d’autre ne lui importait.

— Ely est restée sur Terre.

— Quand nous rejoindra-t-elle ?

— Ça, mon grand, je ne peux pas te le dire.

— Vous ne voulez pas !

— C’est juste : je ne veux pas.

L’enfant marqua sa déception baissant la tête, les sourcils froncés, puis, l’espace d’une pensée, la releva brusquement, les yeux brillants d’une malice arrogante.

— Je peux vous forcer à le dire !

La Naïa en fut stupéfaite : le toupet de ce gosse valait l’aplomb de n’importe quel adulte. Elle faillit répliquer d’une petite phrase drôle, mais Toyosuma lui souffla la parole :

— Yolo projette sans amplikine.

Il était ravi de voir La Naïa se démêler à son tour avec un langage qui lui était étranger.

Il fut déçu, elle ne sourcilla même pas.

— Qui le sait ? s’enquit-elle.

— Moi, c’est tout.

— Alors je te conseille de veiller à ce qu’il ne se dénonce pas à quelqu’un d’autre ! Toi, moi et Ely… Personne d’autre, compris ?

Toyosuma se sentait horriblement mal à l’aise.

— Et Ylvain ? risqua-t-il.

— Ely décidera.

Yolo commençait à s’impatienter.

— J’ai posé une question ! s’entêta-t-il. Vous répondez ou…

— Ça suffît ! tonna La Naïa. Je t’ai déjà donné ma réponse. Maintenant, avant de te suicider, tu vas m’écouter attentivement, Yolo Pascuan.

L’enfant avait eu un petit réflexe de recul ; il n’était pas prêt à affronter quelqu’un comme La Naïa.

— Je côtoie des kineïres un milliard de fois plus musclés que toi, je me suis même battue avec l’une d’entre-eux, et si je ne l’ai pas achevée, c’est par intérêt. Ce sont mes amis, et Ely entre tous. Ni toi, ni Toyo ne saurez rien qui mettrait leurs jours en péril, parce que vous êtes des faibles et des idiots. Tu es prévenu : si tu essaies un tour de kineux contre moi, je te descends avant que ton faisceau ne m’atteigne ! J’ai autre chose à faire qu’à jouer avec un merdeux inconscient et capricieux.

Yolo était terrorisé : il entendait parler de sa mort alors qu’il n’avait même pas vécu.

— Compris ? ajouta La Naïa.

Il hocha la tête.

— Va dans ta chambre ! Toyo et moi devons parler.

Yolo ne demanda pas son reste. Il traversa la pièce, blanc comme la craie, pour aller s’enfermer dans sa chambre. Toyosuma était aussi secoué que lui ; il mit quelques minutes à retrouver un semblant de calme.

— Tu… tu… tu…, bégaya-t-il.

— J’ai été dure, abrégea La Naïa, sans qu’aucun sentiment transpirât de sa voix. Seulement si ce gosse est vraiment ce que tu dis, il sera un jour aussi dangereux qu’Ely… Il était temps de le casser. Il m’a déjà vue me battre, mais c’était comme un holo pour lui ; maintenant, il a fait le rapprochement entre la mort et ses limites personnelles, il sait que je ne joue pas, qu’Ely ne joue pas et la C.E. non plus. Si Jarlad apprend qu’il existe, il est mort, tu y as pensé ?

— Pas vraiment, mais…

— Mais rien. Tu lui apprends à se faire les griffes sans discernement, sans précaution. Si Made avait été là, il se serait livré au même chantage. Eh bien, crois-moi, c’est la dernière personne à affranchir de son talent !

— Tu aurais pu éviter de menacer de le tuer ! C’est un coup à le marquer à vie.

— Je crois que tu n’as rien compris, Toyo.

— Tu… tu ne veux pas dire que… Non, tu… N’en rajoute pas, zut !

— Un faible et un idiot… j’étais en dessous de la vérité ! Même Made sait que je la tuerais si elle tentait un faisceau sans mon accord. Et même vaincue d’avance, j’essaierais aussi contre Ely. Alors, ce gamin !

Toyosuma ne chercha pas à comprendre : c’était La Naïa. Il pouvait l’admettre ; néanmoins, il eut du mal à retrouver un air naturel.

— Bon, finit-il par dire, se surpassant. Qu’ai-je le droit de savoir ?

— Que sais-tu ?

— Qu’Ylvain est dans une prison thalienne et que vous vous êtes enfuis séparément… Djian n’a pas été très explicite, il se sert de l’ansible au compte-gouttes.

La Naïa poussa un soupir que Toyosuma ne chercha pas à analyser. Il commençait à se lasser d’être pris pour un crétin.

— L’attaque du castel, tu es au courant ?

— À peu près, je suppose.

— Tant mieux, parce que tout part de là. Ylvain a enfin compris que nous étions en guerre. (La Naïa s’interrompit, un sourire mortel aux lèvres.) Nous avons tous failli crever, tu sais ? Le pire, c’est que nous devons la vie au hasard… Ylvain n’a pas supporté. Jusque-là, il jouait : les tentatives de meurtre et d’enlèvement, Lamar, Still, tout ça, c’était plutôt cocasse, nous étions invincibles donc immortels. Pas facile de s’apercevoir que non contente d’être illusoire, cette immortalité reposait sur un qui-vive de tous les instants ! Alors, il s’est fâché, et il a décidé qu’il fallait mettre un terme rapide à cette guerre. (Elle imita les intonations d’Ylvain :) À part quelques projections illégales et des positions anti-éthiques, l’Homéocratie n’a rien contre nous… Il est impossible de prouver que nous sommes responsables de la disparition de quelques agents de la C.E. Très bien ! Nous allons contourner Jarlad : je vais me faire juger sur Thalie. (Elle reprit sa voix normale :) Il nous a retirés du circuit et planqués, puis il est ailé poser des jalons pour ses plans. Je ne sais pas ce qu’il a trafiqué, mais il a ferré Tal-Eb, et Tal-Eb a embobiné Jarlad… Pendant ce temps, Djian combinait notre évasion. Un soir, Ylvain est revenu à la Quarantaine…

— La Quarantaine ?

— Notre planque. Il a annoncé qu’on partait le lendemain. (Elle lâcha un petit rire.) Nous savions que Tal-Eb nous préférait morts. L’astuce avait consisté à lui faire deviner, malgré notre acceptation tapageuse d’être jugés, que nous en profiterions pour tirer notre révérence. Inévitablement, ce salaud devait magouiller avec Jarlad pour nous descendre dans l’espace (Un nouveau petit rire, méchant cette fois.) Nous lui avons laissé Ely, je doute qu’il s’en soit réjoui ! Bon, pendant qu’Ely se rendait au Palais Ministériel pour s’assurer des décisions de Tal-Eb, nous sommes tous montés dans une navette. Direction : la Lune… Je ne vais pas te détailler l’imbroglio de leurres et de contre-leurres que Djian avait concocté, mais en gros, il avait programmé son astronef pour qu’Ylvain puisse dormir dedans en toute tranquillité, seul à bord. Lui et son équipage avaient migré vers des vaisseaux amis. Ylvain a semé la pagaille dans tout l’astroport avec des projections… euh… aveuglantes, et nous nous sommes séparés, deux par deux, pour nous envoler dans des bâtiments différents que les Themys ont pris pour des engins de diversion.

— Deux par deux ?

— J’étais avec Made. Elle m’a posée ici et elle est partie remplir sa part de boulot. Lo et Jed sont ensemble, ils ont rendez-vous avec Djian je ne sais où. Ils viendront nous chercher après.

— Dans combien de temps ?

— Ils nous préviendront dix heures à l’avance… dans six jours au plus tard.

Toyosuma attendit près d’une minute avant de comprendre que La Naïa n’avait pas l’intention de poursuivre.

— Tu n’as pas dit grand-chose, reprocha-t-il. Suis-je à ce point peu fiable ?

— En fait, je n’en sais rien. Je n’arrive pas à me décider.

— Sur la confiance que tu peux m’accorder ?

— Pas du tout ! Le problème est simple : plus je t’en dis, plus je n’ai pas le droit de te laisser prendre… Tiens, tu n’as qu’à choisir ! Je réponds à tes questions et je te tue en cas de danger, ou tu estimes qu’un peu d’obscurité n’a jamais nui à personne.

— Cela signifie que nous allons courir un risque, déduisit Toyosuma. Lequel ?

— Le Détecteur.

Le kineïre faillit tomber de sa chaise. Il se ressaisit à temps et réfléchit. Cela voulait dire qu’ils se rendaient tous sur Thalie, donc certainement au procès d’Ylvain, et certainement pour l’en sortir à bon compte. Pourquoi, comment, dans quel contexte ?

— Tu prends les mêmes risques, non ? Et tu connais, toi, les tenants et les aboutissants du problème.

— Je suis une bombe ambulante, Toyo. De quoi faire sauter cette station.

Toyosuma déglutit avec difficulté.

— Alors je préfère ignorer la suite… Je ne connais aucun moyen de tricher avec le Détecteur. (Il s’autorisa lui aussi un sourire vicieux.) Et tu mentirais quand même.

— Exact, reconnut La Naïa. Ton ansible est sûr ?

— Tous les ansibles sont sûrs ! Un ansible code les tachyons et les immerge instantanément dans l’hyperespace, pour qu’ils resurgissent directement dans le décodeur de l’ansible visé. Il n’y a aucune possibilité d’interception.

La Naïa l’avait laissé parler en affichant le plus profond ennui.

— Je suis peut-être nulle en physique, Toyo, mais pas à ce point ! Je sais qu’on peut shunter un décodeur à la restitution. Donc, je répète : ton ansible est sûr ?

— Comment veux-tu que j’en aie la certitude ?

— Merde, Toyo ! Je croyais que tu étais un érudit ! Alors…

— Je n’ai pas l’équipement nécessaire pour tester chaque circuit et j’ai confiance en Dorea. Maintenant, si tu as besoin de t’en servir, tu t’en sers. Si ce n’est pas le cas, à quoi bon savoir s’il est fiable ?

Le raisonnement était fallacieux mais logique. La Naïa n’hésita pas :

— Okay. On appelle Ely.

— Où ça ?

— Au castel du Premier Ministre égocrate.

— L’ansible de Tal-Eb est certainement shunté !

— Par l’Ordinateur Central, nous le savons. Tout, sur Terre, aboutit à Central. Mais Ylvain a donné une clé à Ely, qui peut verrouiller ce qu’elle désire ne pas voir resurgir des mémoires.

— Allons-y ! (Toyo se sentait d’un fatalisme à toute épreuve.) Et puis zut ! Après, tu m’expliqueras quand même ! En essayant de ne pas trop mentir, hein ?